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Science-Fiction
Un article sur Philip K. Dick | L'interview de Paul Borrelli

L’œil était dans la tombe...
par Paul Borrelli

 
    Dans la vie, il y a toujours un moment où il faut faire des choix. Et cela m'est difficile. A cause des hésitations, comme tout un chacun. Mais en plus, parce que, à posteriori, je demeure persuadé à chaque fois que j'ai fait le mauvais choix.
    Mon esprit est torturé par cette évidence qui semble ne jamais indisposer les autres : au fur et à mesure que nous avançons sur le parcours piégé qu'est la vie, nous laissons derrière nous une infinité d'options, l'empan des possibles se rétrécit, l'horizon se bouche, on passe du rêve, du projet idéalisé, à la réalité la plus prosaïque. C'est ainsi qu'on se retrouve comme moi, à quarante-cinq ans, coiffeur dans un petit quartier minable, vivant encore avec sa mère, collectionnant les revues de cinéma et les blessures intimes.
    J'ai ma petite théorie là dessus. Elle vaut ce qu'elle vaut, mais je l'aime bien. Elle mériterait sans doute un meilleur propos que celui que je vais développer. Peut-être une démonstration magistrale dans un manuel de psychologie ? Je vois d'ici le titre, suivi d'un nom d'auteur incroyable, pseudonyme arraché aux limbes par mon imagination maladive :

LA THEORIE DES EMBRANCHEMENTS
par Ahmed Boutboul-Boutboul
Professeur en onirologie appliquée.

    Suivrait un texte dense et incompréhensible, deux cent cinquante pages minimum, rehaussé de schémas, émaillé de citations en grec, hébreu et berbère moyen ( au diable l'avarice ! ), d'aphorismes abscons, de maximes grotesques, avec des notes, astérisques, renvois, codicilles, alinéas... le tout se terminant en queue de poisson, sur une bibliographie pléthorique, symétrie incontournable et corrélative du vide navrant de ce qui aurait précédé. J'imagine d'ici la tête hagarde des étudiants qui se verraient confier la tâche difficile de résumer mon ouvrage, voire de faire un exposé, maudissant sans mot dire l'universitaire fantasque qui leur imposerait pareille besogne. Alors les trois potaches se partageraient le livre, ce qui assurerait à chacun un peu moins de travail mais une incompréhension encore plus totale de mon œuvre, et tant mieux au fond, car on n'écrit pas forcément pour être compris, on écrit pour être lu - voilà, je l'ai dit.
    Mais revenons sur terre : je m'appelle Michel Cordier, je travaille dans un salon à Boneveine, et mes conceptions saugrenues, je n'ai que mes clients pour les subir. Je sais, c'est affligeant de banalité. Cela dit, j'en retire un bénéfice immédiat, qui est le plaisir d'obtenir des réactions en direct. Je vois les sourcils se relever lorsque je m'éloigne trop de ce qu'ils peuvent comprendre, de petites rides  au coin des leurs lèvres quand je les amuse... Exceptionnellement, un larme furtive si je dévoile trop ma détresse. Et j'ai un avantage sur eux : pendant un bon moment, ils ne peuvent pas bouger, ils sont à ma merci, obligés de subir jusqu'au bout mes élucubrations, de boire le vin jusqu'à la lie.
    Récemment, j'en parlais justement à monsieur Zunino, d'autant plus que je venais de rater son dégradé ; A présent que son profil s'ornait d'un magnifique escalier, il fallait impérativement occuper son attention. J'expliquai donc les détails de ma chère théorie :
    La vie est comme un arbre. D'ailleurs, les psychologues ne s'y trompent pas, qui nous en font dessiner. Elancés ou trapus, minces ou bouffis, lisses ou boursouflés, droits ou tordus, il y en a pour tous les dégoûts. Le mien, je me le représente ainsi : particulièrement alambiqué, avec des noeuds, des trous pleins de chouettes avec leur marmaille plumeuse, des greffes ratées, des amputations sauvages... et taillé systématiquement de telle sorte qu'il ne dépasse jamais un mètre soixante-deux ( je me trouve petit, on l'aura compris ).
    On peut représenter ainsi l'individu par un arbre. Nous formons une forêt tous ensemble, mais chacun ne s'occupe que de lui-même. Aussi ne parlerais-je que du mien.
    Certaines branches sont plus vivaces que les autres. Ce sont celles qui font écho à ma vie. Les autres, rabougries, creuses, dévorées par les insectes et remplies de poussière de bois, sont les occasions manquées, les échecs, les renoncements, les virtualités qui n'ont jamais vu le jour. Le piano que j'ai arrêté à l'âge de dix ans, mon dictionnaire d'anatomopathologie que j'ai revendu aux puces, la petite Amélie qui m'a quitté, qui sait où on en serait à présent si elle m'avait gardé auprès d'elle ?  En prolongeant mentalement chacune de ces branches, on peut tracer des pointillés au bout desquels je suis dessiné, moi, en concertiste célèbre, en médecin, en séducteur, en champion de skateboard,  en prophète éclairé... Mais en réalité, je suis tout à droite, en bas, avec mon peigne et mes ciseaux.
    C'est la plus belle branche, la plus longue. La plue bancale aussi. Ici, tout à la base, ce gros champignon, c'est la scarlatine que j'ai attrapée à pleines mains, tout petit. Ensuite, il y a bien quelques plis étranges, mais j'en ferais grâce ici, cela n'intéresserait qu'un psychiatre, et encore, un Lacanien peut-être ? Plus loin, cette entaille d'où s'échappe de la sève, c'est la petite Amélie, qui... Mais j'en ai déjà parlé. Plus haut, cette pelade annonce ma calvitie prématurée. Suit un long tronçon qu'on aurait envie de raccourcir pour faire du bois de chauffage, tellement il est uniforme et vide d'intérêt ; Il représente ma vie professionnelle, depuis quinze ans à couper les cheveux ( en quatre ? ) des autres au fond de ma boutique... Là, cette partie particulièrement verte, suivie d'un morceau tout sec, ce sont les derniers jours de ma vie. Mais chaque chose en son temps. Après, on ne voit le reste qu'en plissant les yeux, ce n'est pas encore stabilisé. Mais je l'aime bien, ma vieille branche. C'est la mienne, j'y suis attaché. Ligoté, même. Oh, dans l'ensemble, n'exagérons rien, la forme globale de ce secteur est torse, elle hésite, s'enroule sur elle-même, mais je l'avais annoncé, alors...
    Evidemment, au bout de chaque embranchement, il y a un homoncule qui gesticule. C'est ma conscience. "Celui-que-j'aurais-pu-être". Les parties de moi, incompatibles, irréconciliables. Ils ont tous, sauf le petit coiffeur, le teint pâle, les joues creuses, le regard torve. Mais ils sont animés d'une vindicte sans pareille, ils se penchent sur le bien portant, à l’œil vif, à la mine fraîche,  et l'apostrophent : "Pourquoi es-tu sur la branche saine, incapable ? Pourquoi n'est-ce pas moi, chimiste célèbre, professeur de philosophie, écrivain à succès ?" Et l'autre les regarde d'un air contrit et hausse les épaules, impuissant. Ils se disputent toute la journée, jacassent, crient comme une bande de jeunes chimpanzés. C'est là que le bât blesse : j'ai l'impression que chez les autres, il n'y a que la conscience actualisée qui s'exprime. Un seul petit homme, et pas toute une meute en train de se haranguer.
    Surtout que tous reprochent au coiffeur d'avoir raté sa vie. Tu es un pauvre type, lui disent-ils. L'autre jour, tu aurais mieux fait de te casser une jambe !
    L'autre jour... Moi, j'ai l'impression que cela fait des années.
    En feuilletant "Ciné-revue", j'avais trouvé un jeu concours amusant. En répondant à des questions d'érudition, on gagnait peu à peu les morceaux d'un puzzle où l'on devait reconnaître un acteur célèbre. Bien sûr, au début on ne recevait que des éléments relatifs au décor, à la périphérie de la photographie. Mais j'avais répondu si vite que j'avais été le premier à reconstituer le portrait. Il s'agissait de Lucille Aumont, dans "L'ombre du chat", de Michael Kaminsky. Justement, mon actrice préférée. Je collectionnais toutes les interviews d'elle. J'avais tous ses films en vidéo. Les magazines, les effigies, un poster sur la porte de ma chambre... Une vedette très secrète, à la vie privée ultra protégée.
    Mais pour moi, Lucille Aumont symbolisait avant tout la pureté, l'innocence. Elle avait quelque chose de poignant, les yeux d'une biche aux abois. Il est vrai que cela correspondait beaucoup aux rôles qu'elle incarnait à l'écran. Dans le film de Kaminsky, elle était une aveugle amoureuse d'un homme accusé à tort de meurtre, et dont elle seule devinait l'innocence. Dans "Substance Mort", elle était une toxicomane assistant impuissante à la déchéance de son meilleur ami. Et il y avait aussi cette composition admirable dans le film de Himbault, "Au delà des apparences", où elle était une femme habitée par la foi qui se dévouait pour les opprimés et les pauvres. Un film que j'avais vu six fois.
    Fébrile, j'avais envoyé ma réponse en recommandé, et j'étais resté toute la semaine à guetter ma boîte aux lettres. Mais c'était un coup de téléphone qui m'annonça la nouvelle : j'avais gagné un séjour d'une semaine à Paris, en compagnie de Lucille Aumont ! Fou de joie, j'avais pris quelques jours de congé, les premiers depuis des lustres, et j'avais fait mes valises. Enfin, il m'arrivait quelque chose d'intéressant ! Ma branche de vie allait-elle s’enorgueillir d'un bourgeon à l'aspect inconnu ?
    Ma vieille mère s'inquiéta : Paris était dangereux, c'était une ville remplie d'oisifs et de dégénérés, de "fadas". Elle insista pour me confier le Beretta de mon père, qui dormait de longue date au fond d'un carton à chaussures. Je le pris sans conviction, pour lui faire plaisir.
    Au dernier moment, pris d'un accès de superstition, j'avais détaché du portrait la pièce où figurait l’œil droit de Lucille Aumont, et l'avais glissée dans ma valise. Elle me porterait chance, pensais-je.
    Je m'étais rarement autant trompé.
    Lorsque j'arrivai à la gare de Lyon, il pleuvait. Je me rendis dans la bousculade jusqu'à la station de taxis, et attendis sur le trottoir détrempé que mon tour vint. Enfin, je pus m'asseoir sur une banquette imitation velours et me laisser conduire. Excité par la perspective de rencontrer une vedette de cinéma, j'engageai la conversation avec le chauffeur, mais il était d'humeur taciturne, apparemment il s'intéressait peu à ce que je disais. Au bout d'un moment, je me tins silencieux jusqu'à l'agence artistique de mon actrice fétiche.
    Je fus accueilli par une petite secrétaire qui me lança un vague regard indifférent, incrédule. Devant mon insistance, elle décrocha un téléphone et prévint l'imprésario de Mademoiselle Aumont. Elle me passa le combiné, et un certain Edouard Koski m'enjoignit jovialement à attendre un moment, on viendrait me chercher. Je posai ma valise et m'installai sur un des fauteuils du hall, feuilletant distraitement quelques magazines, tandis que mes pieds battaient obstinément la mesure de ma nervosité.
    Une ou deux heures après, un homme entre deux âges, fortement charpenté, à la mâchoire carrée et aux yeux rapprochés m'aborda avec une politesse rude dénuée de toute amabilité : Emile Signoret, garde du corps de la vedette. Il fallait faire vite car il était mal garé. Je le suivis de mauvaise grâce, me demandant comment une créature aussi raffinée que Lucille Aumont pouvait s'entourer de personnages aussi frustes.
    Cela me remit en mémoire un incident qui s'était produit lorsque j'étais adolescent : avec quelques amis, nous nous étions rendus à un concert du groupe King Crimson, à Fréjus. J'adorais leur musique à la fois énergique et étrange. Nous venions de Marseille rien que pour eux, et je pense que d'autres avaient dû venir de plus loin encore.
    Mais le spectacle était organisé par un malandrin qui ne pensait qu'à s'emplir les poches. Il était connu pour cela d'ailleurs. Dans nul autre concert je n'avais constaté pareille pagaille. Cela se ressentait surtout au niveau de la sécurité, il y avait toujours des histoires au moment d'entrer. Les jeunes hommes affectés au contrôle des tickets étaient des brutes. En nombre toujours insuffisant, imbibés de bière, ils se montraient extrêmement agressifs, et on sentait qu'ils avaient été encouragés dans cette attitude par les consignes de leur patron. Pour le moindre prétexte, ils tabassaient qui bon leur semblait. Et, tandis que la pression montait de part et d'autre, les stands de l'organisation, disséminés dans toute la ville, continuaient à vendre plus d'entrées que ce que les arènes ne pouvaient contenir. Au moment de passer les grilles, alors que nous étions debout depuis trois quarts d'heure au moins, un remous agita la foule. Le garçon qui gardait le passage, du même genre simiesque que Signoret, se mit en colère et frappa brutalement au visage une jeune fille blonde qui se trouvait devant lui. Je me souviendrai toujours de cette malheureuse qui pleurait en tenant son œil tuméfié, soutenue par deux amis navrés. Comment un moment unique comme celui-ci, attendu depuis des mois et qui devrait être une joie, pouvait-il se transformer en un tel cauchemar ? J'avais alors sauté sur le cuistre, et nous nous étions battus. Pourtant, ce n'est pas mon genre. Mais j'avais vu rouge, et je  me rappelle parfaitement avoir eu le dessus. Je m'étais acharné sur ce sagouin, il avait fallu me maîtriser par la force, je ne parvenais pas à me calmer - lorsque je perds mon contrôle, je ne sais plus ce que je fais. J'étais allé ensuite me faire rembourser mon entrée, en signe de protestation. Depuis ce jour là, j'avais conservé une grande défiance envers les vigiles, et tout ce qui leur ressemble de près ou de loin. Si Emile Signoret, en quelques secondes, avait fait remonter de ma mémoire ce triste épisode, c'était qu'il s'apparentait sans nul doute à cette espèce si particulière de sous-humains, ceux pour lesquels Baudelaire avait employé la fameuse expression "bêtise à front de taureau".
    Mal à l'aise, engoncé dans mon imperméable raide, je me laissai aller à une rêverie morose, bercé par le morne couinement de l'essuie-glace. Signoret conduisait le puissante berline avec brusquerie, sans aucune classe, enfermé dans un mutisme absolu.
 La comédienne habitait dans le seizième arrondissement, rue Freycinet. Un vieil immeuble bourgeois, avec tapis rouge, marbre blanc et des cuivres régulièrement astiqués.
    Lorsque nous montâmes à l'appartement, Lucille Aumont prenait un bain. Le garde du corps  me fit asseoir dans un salon meublé avec goût, et déplia un journal de sport. De temps en temps, il allait consciencieusement demander à la jeune femme si tout allait bien. On sentait qu'il n'avait aucune affection pour elle, sa sollicitude semblait purement professionnelle. Sitôt assis, il s'absorbait à nouveau dans sa lecture, ponctuant ses découvertes de grognements occasionnels. Je le regardai en repensant à la phrase de Baudelaire et j'eus l'impression d'avoir en face de moi un boeuf habillé en costume-cravate. Une grosse bête au souffle puissant, dont chacune des cuisses aurait pu nourrir une famille pendant deux jours. Et justement, l'ensemble qu'il arborait, par un effet de quelque mode douteuse, montrait clairement ses coutures surpiquées de rouge, renforçant davantage mon impression de bovin costumé. Je ne pouvais m'empêcher d'évoquer les dessins en pointillés qu'on voit chez le boucher, où chaque morceau est délimitée de la sorte.
    L'attente me parut longue. J'avais fait plus de huit cents kilomètres pour rencontrer mon idole. Enfin, Elle apparut.
    Tailleurs gris, escarpins noirs, les cheveux blonds rassemblés en arrière. Elle me parut si différente des personnages romantiques qu'elle incarnait à l'écran, que je me contentai stupidement de lui tendre la main. J'avais tant de choses à lui dire, et au lieu de cela j'articulai simplement "bonjour".
    Elle semblait assez pressée, contrariée même. Elle me confia sans ambages que mon séjour avait été planifié par Koski en accord avec le directeur de Ciné-Revue, et qu'ils s'étaient cru obligés tous deux d'organiser le tout autour d'une visite de la capitale. C'était selon elle une idée assez idiote, et singulièrement banale. Je tentai de la rassurer : peu m'importait, j'avais tant de choses à lui dire... Mais à ce moment, elle dut aller répondre au téléphone.
    C'était Koski. Il nous avait réservé une table dans un restaurant de luxe pour le déjeuner du lendemain. Je manifestai mon approbation, tandis que Lucille Aumont, annonçant qu'elle avait la migraine, se retirait dans ses appartements. Signoret m'escorta jusqu'à une petite chambre, où je m'occupai de défaire ma valise. Puis je m'assis au bord du lit, le regard fixant sans la voir la fenêtre ruisselante de pluie. Par deux fois, j'entendis des craquements dans le couloir, et j'eus la désagréable sensation que Signoret restait là, à me surveiller. S'attendait-il à me voir sortir sur la pointe des pieds pour aller dérober l'argenterie ?
    Lorsque je m'éveillai, il était plus de dix heures, un jour gris sale s'insinuait tant bien que mal par les rideaux tirés. Je m'attendais à rencontrer mes hôtes, mais j'eus beau explorer les lieux, je ne trouvai personne. Au passage, j'admirai les beaux meubles, les étoffes coûteuses, les toiles de maîtres, les tapis d'orient... Assurément, Lucille Aumont ne manquait de rien. Pas du point de vue matériel en tous cas.
    Ils vinrent me chercher à midi moins le quart, contrariés par le retard qu'avait causé la circulation. Lucille Aumont avait dû participer à une répétition pour un projet théâtral dont elle ne voulut souffler mot, malgré ma curiosité. Signoret conduisit nerveusement tout au long du trajet.
    Lorsque nous fûmes au restaurant, je ressentis une certaine gêne. Autour de moi, tous les hommes étaient habillés avec une grande élégance. Mais bien vite j'oubliai mon malaise : nous étions seuls à la table. Signoret avait choisi de se placer à l'écart, "pour surveiller la salle", et je réalisai alors à quel point sa présence m'avait incommodé jusqu'alors.
    Je ne me souviens pas de quoi nous avons parlé. De sa carrière essentiellement, je suppose. Ravi, je l'ai écoutée me révéler les coulisses des différents tournages auxquels elle avait participé, et pas une seule fois je n'ai eu l'envie de dire un mot de mon existence. Nous commandâmes un champagne de renom, et un excellent repas, et tandis que la soirée avançait, j'eus un sentiment de grande entente, comme si le confort dont nous étions entourés, ainsi que l'éloignement de Signoret, permettait enfin de rompre la glace. Cette soirée constituait sans doute une récréation pour Lucille Aumont, d'ordinaire toujours très sollicitée. Elle me confia des anecdotes plus personnelles au fur et à mesure que nous buvions, et je compris que la tête devait lui tourner autant que pour moi. J'eus plus d'une fois l'occasion de faire des remarques amusantes, et elle riait de bon cœur.
    Nous quittâmes les lieux assez tard dans l'après-midi et, toujours flanqués d'un Signoret plus maussade que jamais, nous retournâmes à la voiture. Et tandis que l'autre conduisait, je continuais mon interview de la célèbre actrice. Je me prenais au jeu, allant jusqu'à la questionner sur sa vie, son passé... J'étais entré dans la peau du reporter, je cherchais à percer l'insondable mystère que génère tout être fascinant. Lucille répondait sans hésiter, comme si nous nous connaissions de longue date. Curieusement, elle évoquait des souvenirs pénibles avec détachement, humour parfois.
    L'un comme l'autre, nous étions ivres. Peut-être cela agaçait-il Signoret ? Néanmoins il ne déserra pas les dents. L'aurait-il fait que je n'y aurais accordé aucune attention, tant le récit de Lucille m'émouvait.
    L'alcool rendait son discours incohérent, mais j'en captai suffisamment pour comprendre l'essentiel : le théâtre lui avait sauvé la vie.
    Lucille avait perdu son père très jeune. Elle avait vécu pendant des années avec sa mère et son beau-père, ancien boxeur au caractère très violent, qui avait très tôt sombré dans la boisson. Une fois ivre, il hurlait des bordées de jurons, cassait tout dans l'appartement, les battait toutes deux... Mais, chose plus grave ignorée de tous, il avait développé avec Lucille de nombreux jeux sexuels, dans lesquels la souffrance jouait un grand rôle. Il l'avait contrainte aux pires bassesses et elle, par crainte, n'avait jamais rien osé dévoiler. Jusqu'au jour où il la frappa si brutalement qu'elle faillit en perdre un œil. Alors elle fit des tentatives de suicide, fut admise en psychiatrie, et s'enfonça dans la dépression chronique. Elle eut la chance de rencontrer une comédienne qui animait des stages théâtre au Dispensaire de Santé Mentale de la Salpetriére, et s'extirpa tant bien que mal de ses pensées morbides, toute à la joie de jouer. Elle avait trouvé sa vocation, elle était tirée d'affaire. Mais me confia-t-elle, plus jamais elle ne pourrait connaître le plaisir dans les bras d'un homme.
    Au fur et à mesure qu'elle me contait sa triste histoire, Lucille perdait de son assurance, sa voix se brisait. Lorsque Signoret ouvrit d'un geste sec la portière arrière, Lucille pleurait contre moi. Je l'entourai de mes bras et nous courûmes sous l'averse jusqu'au hall de son immeuble.
    Je la laissai dans sa chambre après qu'elle eût pris un calmant. Alors que je retournais dans mes quartiers, je croisai Signoret dans le couloir, qui me déclara sur un ton déplacé qu'il ne fallait pas écouter Lucille lorsqu'elle avait bu, que tout cela n'était qu'un tissu de mensonges.
    Dès le lendemain, Lucille fut très distante. Nous visitâmes la capitale comme prévu, mais elle ne parlait presque plus, se cantonnait à quelques rares banalités. Je n'osai l'interroger sur le pourquoi de son attitude : pour moi, il était clair qu'elle en avait trop dit, et le regrettait à présent. Après tout, je n'étais qu'un inconnu.
    Signoret lui même semblait gêné. A moins que son silence obstiné ne fût qu'une simple manifestation de son manque de conversation ?
    La semaine s'écoula ainsi, de visite en visite. Comme il pleuvait constamment, nous dûmes renoncer à bon nombre de projets, et nous contenter des musées. Nos pas résonnaient lugubrement devant les vieilles croûtes que nous regardions distraitement, chacun absorbé dans ses pensées. Je m'en voulais terriblement de ma maladresse avec Lucille. Mais je n'étais pas responsable de son passé, et trouvais son attitude un peu injuste en définitive, puisque ce jour là j'avais bu moi aussi.
    Cela dura jusqu'à la veille de mon départ. J'étais nerveux, j'avais le sentiment d'avoir tout fait rater, d'avoir sali mon idole. Je tournais en rond dans ma chambre, échafaudant des projets insensés pour prolonger mon séjour, tournant et retournant des phrases maladroites en m'imaginant que je pourrais la convaincre de m'accorder à nouveau sa confiance. J'avais envie d'aller la trouver, malgré l'heure tardive. Mais elle devait dormir.
    Alors que je me torturais sans issue, j'entendis un bruit dans l'appartement silencieux. Je ne sais pourquoi, je pensai tout à coup aux cambrioleurs. Avec tous ces objets de valeur... Mais que faisait Signoret ? Ne devait-il pas veiller à la sécurité de mon hôte ? Mais peut-être s'était-il assoupi lui aussi ?
    Je pris le Beretta et m'aventurai courageusement dans le couloir.
    Le bruit venait de la chambre de Lucille. Des cris étouffés, et des bruits secs que je n'identifiai pas aussitôt. Je me précipitai et ouvris la porte.
    Lucille était bâillonnée, les mains attachées ensembles et reliées par une corde à une poutre du plafond. Et Signoret la fouettait avec rage.
    Sans réfléchir, je me jetai sur lui. Nous luttâmes un moment, je le frappais de toutes mes forces, mais il était bien plus solide et expérimenté que moi. Il m'expédia deux ou trois coups si vicieux que je me retrouvai au sol, le souffle coupé, la main crispée sur le Beretta... J'entendis les coups de feu comme dans un rêve, et vis l'homme s'effondrer au ralenti.
    Je restai une minute hébété, ne sachant que faire. Signoret était mort, et sur la moquette son sang se répandait lentement.
    Lucille poussait des cris si plaintifs que je revins à la réalité et la détachai prestement. Alors, au lieu de me remercier, elle se jeta sur moi, m'injuriant : je n'étais qu'un imbécile, j'avais tué son Dominateur de toujours, l'homme qui lui avait ouvert les yeux sur qui elle était réellement. Je compris alors que je venais d'abattre son beau-père. Je ne savais plus quelle était la part de vrai et de faux de son histoire de l'autre jour, mais cet homme avait formé avec elle de curieuses relations symbiotiques, et je venais de tout détruire. Elle l'aimait, me disait-elle, et j'allais payer pour ça.
    Elle chercha à m'arracher l'arme des mains, pour s'en servir contre moi. Nos doigts moites se mêlaient autour du canon de l'arme et, alors que je la suppliai de se calmer, le coup partit brusquement, lui perforant l’œil droit. Elle s'écroula à terre.
    Je courus prévenir la police. Mais déjà les voisins l'avaient fait à ma place.
    Lorsqu'ils arrivèrent sur les lieux, Lucille était morte. Je me laissai emmener sans opposer la moindre résistance.

    Lorsque je réalise ce que j'ai fait, je suis pris de remords terribles. Pas pour Signoret, mais pour la pauvre Lucille qui ne méritait pas cela, elle qui avait tant souffert. Je n'ai pas réfléchi, je me suis laissé aveugler, emporter. J'ai fait le mauvais choix, une fois de plus.
    Je me console en me disant que cet assassinat m'a finalement rendu célèbre : j'ai trouvé un moyen de le devenir sans le moindre talent. Pas comme je l'avais imaginé au départ, mais bon, c'est déjà mieux que l'anonymat. Je suis un meurtrier, voilà tout.
    Evidemment, j'aurais préféré continuer ma petite vie tranquille, conserver ma liberté. Mais dans l'ensemble, je ne suis pas mécontent de mon sort, on me traite bien. Je me suis même lié d'amitié avec d'autres détenus qui eux aussi sont en attente de passer en jugement. Il faut dire que ma longue pratique de la conversation, ainsi que ma brusque notoriété, me donnent un avantage certain lors des contacts. De ce fait j'ai eu l'occasion de parler de ma théorie préférée.
    J'ai demandé à ma mère de m'apporter la photographie de Lucille Aumont, et morceau par morceau, j'ai reconstitué le puzzle. Il ne manque que l’œil droit, que j'avais emmené à Paris, et que j'ai perdu.
    On n'est pas si mal que ça en prison. C'est comme dehors, question d'habitudes. De temps en temps, je coupe les cheveux aux camarades de cellule, histoire de ne pas perdre la main.
    Je ne me suis fâché qu'une seule fois : lorsque le psychiatre de la cour est venu me voir et m'a demandé de dessiner un arbre.

Paul Borrelli



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